Aujourd'hui, il n'existe pas de ressources aussi puissantes, ni aussi vuln¨¦rables, que les donn¨¦es. La place importante conf¨¦r¨¦e au partage des donn¨¦es dans notre soci¨¦t¨¦ contemporaine, allant de l'utilisation des m¨¦dias sociaux ¨¤ l'acc¨¨s aux services administratifs, va de pair avec un degr¨¦ de risque ¨¦lev¨¦. Dans un monde connect¨¦, les donn¨¦es partag¨¦es ¨¤ une grande ¨¦chelle et pour de nombreuses raisons signifient que nos informations personnelles sont de plus en plus mises en danger et utilis¨¦es ¨¤ mauvais escient. Dans nos communications et nos transactions en ligne, nous risquons de r¨¦v¨¦ler des informations sur notre vie qui relevaient jusqu'alors du domaine priv¨¦. Il s'agit non seulement des donn¨¦es financi¨¨res qui doivent ¨ºtre s¨¦curis¨¦es, mais aussi des informations sur nos coordonn¨¦es g¨¦ographiques, nos amis, notre famille et nos collaborateurs, nos convictions politiques, nos achats et m¨ºme sur notre sant¨¦. Dans le monde entier, les ?tats cr¨¦ent des syst¨¨mes d'identit¨¦ num¨¦rique qui sont reli¨¦s ¨¤ nos informations biom¨¦triques, ¨¦tablissant un pont entre nos activit¨¦s num¨¦riques, notre vie et notre identit¨¦ hors ligne. Cette identit¨¦ num¨¦rique peut alors ¨ºtre exploit¨¦e ¨¤ des fins commerciales ou politiques.

Avant les ¨¦lections pr¨¦sidentielles am¨¦ricaines de 2016, la soci¨¦t¨¦ britannique Cambridge Analytica a utilis¨¦ des donn¨¦es provenant de 50 millions de comptes Facebook pour cr¨¦er des profils ¨¤ des fins de campagnes de publicit¨¦ cibl¨¦es. Le scandale qui s'en est suivi a permis de faire prendre conscience au public comment, ¨¤ l'¨¨re num¨¦rique, les donn¨¦es peuvent ¨ºtre manipul¨¦es ou exploit¨¦es ainsi que les lacunes en mati¨¨re de protection contre ces abus. Il n'existe pas de cadre global de protection des donn¨¦es aux ?tats-Unis et peu de mesures sont en place pour lutter contre l'utilisation abusive de la plate-forme Facebook pour semer la discorde en ligne et tenter d'influencer les ¨¦lections. Ce manque de protection a peut-¨ºtre aussi jou¨¦ un r?le dans les ¨¦lections pr¨¦sidentielles qui ont eu lieu au Br¨¦sil en 20181. En l'absence de lois, de politiques et de pratiques des entreprises appropri¨¦es fond¨¦es sur les principes des droits de l'homme convenus au plan international, les donn¨¦es que nous partageons chaque jour peuvent ¨ºtre utilis¨¦es pour saper les processus d¨¦mocratiques et p¨¦naliser les plus vuln¨¦rables d'entre nous.?

Malheureusement, la mani¨¨re dont les ?tats r¨¦pondent aux scandales, comme celui concernant Cambridge Analytica, peut aggraver les choses et certaines initiatives peuvent m¨ºme servir ¨¤ compromettre les droits fondamentaux des citoyens qu'elles sont cens¨¦es prot¨¦ger. Il ne s'agit pas seulement de lois inappropri¨¦es en mati¨¨re de protection des donn¨¦es promulgu¨¦es ¨¤ la h?te sans aucune consultation avec la soci¨¦t¨¦ civile ou sans sa participation2. Dans le monde entier, les gouvernements, au nom de la focalisation sur les donn¨¦es et la s¨¦curit¨¦ nationale, d¨¦ploient des efforts peu judicieux pour localiser les donn¨¦es3 et promouvoir des lois en mati¨¨re de cybers¨¦curit¨¦ ou de cybercriminalit¨¦ qui ne sont pas ax¨¦es sur l'utilisateur, n'assurent pas la s¨¦curit¨¦ des donn¨¦es et, de fait, ouvrent la voie aux violations des droits de l'homme. Des cadres juridiques, mis en place pour prot¨¦ger nos donn¨¦es ou promouvoir la cybers¨¦curit¨¦, doivent ¨ºtre con?us pour renforcer le droit de chaque citoyen ¨¤ la vie priv¨¦e, un droit qui est reconnu en vertu des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme. Par exemple, les lois qui autorisent la surveillance doivent ¨ºtre ¨¤ la fois ??n¨¦cessaires et adapt¨¦es4??. Tous les ?tats Membres des Nations Unies sont charg¨¦s de promouvoir les droits de l'homme fondamentaux, en ligne et hors ligne, et ¨¤ l'¨¨re num¨¦rique, la vie priv¨¦e est une pierre angulaire de ces droits.?

Cependant, si les gouvernements tentent de d¨¦terminer les r¨¨gles du jeu dans un paysage num¨¦rique en rapide ¨¦volution, ils appliquent souvent des politiques, des lois et des objectifs de gouvernance sans prendre en compte les points de vue des citoyens, leurs droits ou leurs besoins. Les lois ¨¦labor¨¦es sans la participation des diff¨¦rentes parties prenantes, notamment la soci¨¦t¨¦ civile, exposent en particulier les populations marginalis¨¦es ¨¤ de graves violations des droits de l'homme. Le texte de loi sur la ??cybercriminalit¨¦??, qui vient d'¨ºtre adopt¨¦ par les ?tats Membres des Nations Unies en Afrique du Nord, ainsi que la loi sur la r¨¦glementation des m¨¦dias montrent comment la l¨¦gislation mise en place pour r¨¦glementer le cyberespace peut compromettre les libert¨¦s civiles et criminaliser les activit¨¦s li¨¦es ¨¤ l'exercice des droits de l'homme, y compris les droits ¨¤ la vie priv¨¦e et ¨¤ la libert¨¦ d'expression. Ces lois autorisent une censure d'?tat importante, le blocage de sites Web et la surveillance en ligne. La loi sur la criminalit¨¦, par exemple, pr¨¦voit que les prestataires de services Internet conservent et stockent pendant une p¨¦riode de 180 jours les donn¨¦es des utilisateurs, y compris les appels t¨¦l¨¦phoniques, les SMS ainsi que la navigation et l'historique des demandes, et que ces donn¨¦es soient accessibles aux services de d¨¦tection et de r¨¦pression sans les garanties n¨¦cessaires en mati¨¨re de droits de l'homme.

Ce non-respect ¨¦vident du droit ¨¤ la vie priv¨¦e permet de p¨¦naliser l'exercice de la libert¨¦. Il s'agit d'un moyen pour le gouvernement de faire taire les critiques, d'encourager une culture de l'autocensure et de la peur qui ¨¦rode davantage le droit inh¨¦rent de ne pas ¨ºtre inqui¨¦t¨¦ pour ses opinions et de pouvoir les exprimer librement. La vague d'optimisme qui a caract¨¦ris¨¦ le d¨¦bat sur l'essor d'Internet et des nouvelles technologies suite aux soul¨¨vements qui ont eu lieu en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, lorsque beaucoup claironnaient qu'Internet pouvait fournir une plate-forme pour la libert¨¦ d'expression, la libert¨¦ d'association et le militantisme, se trouve aujourd'hui invers¨¦e. On s'appuie sur de nouvelles lois pour supprimer les critiques et les points de vue dissidents, fermant l'espace pr¨¦sent¨¦ comme un lieu de d¨¦bats libres et ouverts ¨¤ tous sur Internet. Cette r¨¦pression viole l'article 19 de la D¨¦claration universelle des droits de l'homme qui reconna?t le droit ¨¤ la libert¨¦ d'opinion et d'expression ainsi que le droit ¨¤ l'acc¨¨s ¨¤ l'information ??sous toute autre forme de communication, y compris ¨¤ travers les fronti¨¨res??, ainsi que l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont font partie 172 pays.?

En Asie, les gouvernements promeuvent ¨¦galement des lois qui limitent la libert¨¦ d'expression. La loi sur la s¨¦curit¨¦ num¨¦rique, adopt¨¦e par un ?tat Membre dans la r¨¦gion, est un exemple manifeste de cette tendance inqui¨¦tante. Cette loi a ¨¦t¨¦ cr¨¦¨¦e pour remplacer une loi ant¨¦rieure relative aux technologies de l'information et de la communication (TIC) qui, elle-m¨ºme, avait ¨¦t¨¦ utilis¨¦e pour faire taire la dissidence en permettant d'engager des poursuites p¨¦nales contre ceux qui ¨¦taient accus¨¦s de partager de fausses informations en ligne, donnant lieu ¨¤ des amendes ¨¦lev¨¦es et ¨¤ de lourdes peines. La loi la plus r¨¦cente pr¨¦voit des dispositions vagues qui laisse la porte ouverte aux abus et est identique ¨¤ la pr¨¦c¨¦dente. Par exemple, elle pr¨¦voit la cr¨¦ation d'une agence de la s¨¦curit¨¦ num¨¦rique et d'un conseil national sur la s¨¦curit¨¦ num¨¦rique, mais les comp¨¦tences et les pouvoirs de ces organismes gouvernementaux ne sont pas d¨¦finis. Elle autorise aussi la fouille de toute personne par la police ou l'entr¨¦e en tout lieu sans mandat de perquisition si la personne ou l'entit¨¦ est simplement soup?onn¨¦e de commettre ??une infraction num¨¦rique??. En p¨¦nalisant l'expression d'opinions personnelles en ligne, la loi exclut les consid¨¦rations li¨¦es aux droits et jette une ombre sur l'existence des libert¨¦s civiles.?

Comme mentionn¨¦ plus haut, une pression est exerc¨¦e pour cr¨¦er des programmes nationaux d'identit¨¦ num¨¦rique, dont certains sont d¨¦j¨¤ mis en ?uvre, qui exacerberont les risques pour les droits de l'homme.?
Ces programmes impliquent la collecte ainsi que le stockage de nos donn¨¦es personnelles sensibles et de nos identifiants biom¨¦triques pour ¨¦tablir et v¨¦rifier notre identit¨¦ num¨¦rique. Ils visent ¨¤ rendre les services gouvernementaux plus efficaces. Mais avant de cr¨¦er des volumes de donn¨¦es personnelles et biom¨¦triques centralis¨¦es, les ?tats doivent comprendre les multiples risques pos¨¦s pour les utilisateurs5. Il leur faudra aussi veiller ¨¤ ne pas mettre en place ces programmes sans que des obligations en termes de protection des droits de l'homme et de cybers¨¦curit¨¦ soient inscrites dans la loi.6?

En 2016, des l¨¦gislateurs d'un autre ?tat Membre d'Afrique du Nord ont soumis un projet de loi sur l'identification biom¨¦trique, et des membres de la soci¨¦t¨¦ civile ont lanc¨¦ une campagne pour attirer l'attention sur ses lacunes. Cette dangereuse proposition ne pr¨¦cisait pas quel type de donn¨¦es seraient stock¨¦es ni qui y aurait acc¨¨s. Aucune disposition n'¨¦tait non plus pr¨¦vue pour s¨¦curiser les donn¨¦es. Dans son ensemble, le projet de loi constituait une menace ¨¤ la vie priv¨¦e, ¨¤ la cybers¨¦curit¨¦ et aux donn¨¦es des citoyens de ce pays et, donc, ¨¤ leurs droits fondamentaux. Il a finalement ¨¦t¨¦ abandonn¨¦ sous la pression de la soci¨¦t¨¦ civile. Mais ¨¦tant donn¨¦ les avantages pr¨¦sum¨¦s de ces programmes nationaux, nous pouvons ¨ºtre s?rs qu'ils continueront ¨¤ ¨ºtre men¨¦s. ? moins que ces risques consid¨¦rables ne soient r¨¦duits, ces programmes serviront ¨¤ compromettre les droits ¨¤ la vie priv¨¦e, ¨¤ la libert¨¦ de mouvement et d'expression l¨¤ o¨´ ils seront mis en ?uvre.

L'avenir num¨¦rique est d¨¦j¨¤ l¨¤. Alors que pratiquement chaque aspect de notre vie est num¨¦ris¨¦, nous devons veiller ¨¤ ce que les lois et les pratiques soient fond¨¦es sur les droits fondamentaux. Ces lois doivent nous permettre de satisfaire nos besoins de base et participer ¨¤ notre ¨¦panouissement tout en offrant une protection contre les abus de pouvoir. N'oublions pas que nos donn¨¦es personnelles sont bien plus que ??le nouveau p¨¦trole??. Elles refl¨¨tent qui nous sommes et, en tant qu'extension de soi, elles doivent faire l'objet de niveaux de protection les plus ¨¦lev¨¦s.?

Notes

  1. Ver¨®nica Arroyo et Javier Pallero, ??Your data used against you: reports of manipulation on WhatsApp ahead of Brazil's election?? Access Now, le 26 octobre 2018. Disponible sur le site .
  2. Ver¨®nica Arroyo et Javier Pallero, ??Panama: civil society demands an open process for rushed Data Protection Bill??, Access Now, le 10 octobre 2018. Disponible sur le site .
  3. The Editorial Board, ??There may soon be three Internets. America's won't necessarily be the best., The New York Times, 15 octobre 2018.Disponible sur le site .
  4. Necessary and Proportionate, ??International Principles on the Application of Human Rights to Communications Surveillance?? (mai 2014). Disponible sur le site .
  5. Brett Solomon, ??Digital IDs are more dangerous than you think, WIRED (28 septembre 2018). Disponible sur le site .
  6. Wafa Ben-Hassine, ??Digital identity programs: what could go wrong? Our contribution at UNCTAD's E-Commerce Week??, Access Now, le
    19 avril 2018. Disponible sur le site

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